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Khalid Jawed Le livre de la mort

Traduit de l’ourdou par Rosine-Alice Vuille

NOUVEAUTÉ

En 2211, lors de fouilles archéologiques, le professeur Walter Schiller découvre un étrange manuscrit inachevé, « le livre de la mort », dans les ruines de ce qui fut autrefois un asile d’aliénés. Son auteur, en proie à de terribles angoisses, semble vivre dans la compagnie constante de son suicide, avec lequel il dialogue comme avec un alter ego. Peu à peu se dévoilent la vie et le monde intérieur de cet homme en un étrange mélange d’incohérences et de profonde lucidité.

Floutant les frontières entre raison et folie, réel et imaginaire, Khalid Jawed nous offre un roman subtil et troublant, d’une grande qualité poétique.

  • Domaine Littérature ourdoue
  • ISBN 979-10-96596-42-3
  • Dimensions du livre 11.5 x 17 cm
  • Nombre de pages 131 pages
  • Prix 17,00 
  • Date de parution 07/12/24
Auteur

Khalid Jawed

Khalid Jawed est professeur au sein du département d’ourdou de l’Université Jamia Milia Islamia de New Delhi. Son enseignement et sa recherche se situent à l’intersection entre la littérature et la philosophie. Mais Jawed est surtout connu (...)
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Ils en parlent

« Un livre fascinant. »

Bernard Turle (traducteur littéraire)

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« Puissant et austère, d’une grande agilité littéraire.
Le travail sur le rapport entre lucidité et folie est superbe, il y a une véritable tension entre la vision claire et nihiliste d’une vie fracturée, et ce que la folie produit d’errances, y compris narratives.
Le dégoût ténébreux, sans retour, éprouvé pour sa propre personne qui coule et se transmue en écriture ; le traitement et la perception de la folie par la société autour… Il y a beaucoup à explorer. »

Andréas Lemaire
Librairie Myriagone (Angers)

Sur le net

Patrick Abraham
La Cause Littéraire

| 4 mars 2025

La publication par les éditions Banyan du Livre de la mort de l’écrivain indien contemporain Khalid Jawed est une excellente nouvelle tant sont rares les traductions françaises de la littérature de langue ourdoue, continent quasi inexploré pour nous. On félicitera David Aimé pour cette initiative et Rosine-Alice Vuille pour la remarquable qualité de son travail.

Mais Le Livre de la mort, malgré sa brièveté, est en soi un grand livre par sa densité ténébreuse – je veux dire qui marque dès la première lecture en nous ouvrant sur nos ténèbres et nous obligeant à une série de relectures.

Un certain Walter Schiller, du « département d’archéologie de l’université de Syokarig Fort », censé rédiger son « introduction » en 2211 (pp.1-6), nous rapporte d’abord les circonstances de la découverte d’un manuscrit écrit dans une langue oubliée et déchiffrée avec difficulté parmi les ruines de la « Sésameraie aux lézards » où se trouvait, « avant la submersion de la bourgade afin de construire un barrage hydro-électrique », deux cents ans plus tôt environ, un « asile d’aliénés ».

Commence alors le monologue douloureux mais non dépourvu de drôlerie du rédacteur du manuscrit, dont nous n’apprendrons ni l’époque ni le lieu exacts où il a vécu bien qu’on le suppose natif du nord de l’Inde.

Le mode d’être de ce personnage se caractérise par une impossibilité d’adaptation au monde, par l’obsession de la mort et par la hantise du suicide qui en résulte. Or le suicide, pour lui, n’est pas une simple tentation, une « idée », mais un personnage incarné qui ne le quitte presque jamais, capable par exemple « de se muer en un petit écureuil domestique et de s’installer dans la poche de [son] pantalon » pour lui conseiller, lors d’une promenade déprimée à proximité d’une voie ferrée (pp.19-23), de se jeter sous un train.

Des indices nous révèlent que ce malaise existentiel remonte à l’enfance (pp.43-46, 47-53, 54-59, 60-62) et même à une période prénatale (pp.113-114), mais nous devinons que s’il y a un trauma initial, sa source véritable n’est pas accidentelle. Une lecture gnostique du Livre de la mort serait par-là même pertinente. J’y reviendrai.

Le narrateur, après le départ de sa mère suite à une nouvelle scène de violence et diverses déconvenues, se marie sans que son désir de tuer son père et leur haine réciproque aient faibli. Il a une maîtresse « aux mains pâles et aux yeux vides » qui à l’inverse de son épouse « [l’]aime du plus profond de son cœur », mais « n’est pas heureuse avec [lui] » (pp.16-18, 19-23, 24-25). Tandis que la littérature indienne moderne, pour ne rien dire du cinéma, aborde souvent la sexualité avec réticence, Khalid Jawed évoque les rapports conjugaux et extra-conjugaux de son piteux protagoniste sans fard.

Le roman se termine par une « saison en enfer » (pp.84-91, 92-103), le narrateur s’enfermant dans un accablement sans issue et un dégoût méthodique de lui-même. On sera sensible aux auto-descriptions hideuses qui traduisent ce dégoût comme chez Lautréamont : Rosine-Alice Vuille et David Aimé savent-ils si Jawed a lu Les Chants de Maldoror et s’il a subi leur influence ?

Dans Les Chants (IV, 5) : « Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux quand ils me regardent vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte d’un pus jaunâtre » ; et chez Jawed (pp.87, 92) : « Je cessai complètement de prendre soin de mon physique. J’étais constamment sale et crasseux (…) Le flot de pus coulant de mes plaies s’amenuise. Bientôt mon corps ne sera plus qu’un ulcère béant ».

Le père du narrateur et son épouse décident alors de le faire interner (p.104-115), expérience des limites dont il ne sortira qu’à la mort de son géniteur. Libéré, il s’éloigne des « murs noirs et énormes » de l’asile-prison sous la pluie, puis se réfugie dans une fosse bourbeuse comme un personnage beckettien (pp.118-124). Le livre n’est pas divisé en chapitres, mais en « pages », dix-neuf pour être précis. La vingtième (p.125) demeure blanche, aboutissant à une phrase énigmatique (« Jusqu’à l’infini et au-delà des temps… »), et renvoyant, nous dit Jawed (« Mot de l’auteur », pp.i-ii), à la « syllabe mystérieuse de la langue sanskrite ri () » dont la racine pourrait signifier « graver dans la pierre », « ne pas laisser de dualité ni de distance entre l’écrivant et son écrit ».

« Internement psychiatrique », « asile d’aliénés ». On s’interrogera sur le crédit à accorder à ce qui nous est raconté. Jusqu’où faut-il « croire » ce narrateur ? S’agit-il d’une confession impudique ou du journal d’un fou ? Et si Walter Schiller, prétendu archéologue du vingt-troisième siècle, était en fait l’auteur ? Mais Walter Schiller, son « université de Syokarig Fort » et son ami Jean Hugo, descendant de Garcin de Tassy et décrypteur du manuscrit, ont-ils davantage de consistance ?

Peu importe. Nous n’avons affaire ni à un « témoignage » destiné au diagnostic d’un médecin, ni à l’une de ces autofictions complaisantes si prisées en France aujourd’hui, ni à un thriller aux ficelles usées, mais à une création littéraire authentique (un poème au sens grec du mot) dont les questions ne peuvent recevoir de réponses qu’intradiégétiques.

Reste le titre. Comment le comprendre ? Plusieurs passages nous guident (pp.89, 106, 115, 119). Le « livre de la mort » c’est peut-être celui où « [nos] péchés seront indexés » et qui ne deviendra lisible qu’à l’instant de notre disparition – c’est-à-dire trop tard pour nous. Mais, de manière plus inquiétante, sa composition nous est sans doute antérieure puisque, « façonnés par des cycles éternels d’actions » sur lesquels nous n’avons jamais eu « aucun contrôle », « [nos] actes et [nos] péchés [nous] poursuivent avant [notre] naissance ». Hypothèse plus vertigineuse encore et où resurgit l’interprétation gnostique : ce livre ne serait-il pas le produit d’une collaboration entre Dieu et le diable, « la plume du diable » étant « d’une encre indélébile » ? Dieu et le diable (Dieu forcé d’accepter dans son jeu la participation du diable) écrivent-ils nos vies, pour notre malheur,à notre insu ?

J’espère avoir montré que le premier roman de Khalid Jawed (Maut ki kitāben ourdou – kitāb désignant comme en arabe un « livre sacré ») fraie une multiplicité de pistes, ne conclut rien et s’avère pour cette raison captivant.

Le Prix Médicis étranger 2025, qui permettrait en outre d’attirer l’attention sur les littératures indiennes non-anglophones, ne serait pas une scandaleuse récompense.

 

***

Curieux titre que celui du premier livre de Khalid Jawed découvert par les éditions Banyan et traduit de l’ourdou par Rosine-Alice Vuille : Le livre de la mort. Notre horizon d’attente se ploie vers un monde mystique où initiation et formules cabalistiques se mêlent. Ce n’est pas exactement ça malgré la dédicace en exergue « à la syllabe mystérieuse de la langue sanskrite, ऋ.(ri) et à la dernière page de ce roman ». Cette dernière page du « chapitre » (chaque chapitre est désigné par son numéro d’ordre et nommé « page ») intitulé « dernière page » ouvrant sur une page blanche puis une page sur laquelle seule la dernière ligne présente quelques mots : « Jusqu’à l’infini et au-delà des temps… ». Fin ouverte s’il en est ! Quant à la fameuse syllabe « ri », elle serait associée selon le « mot de l’auteur » qui ouvre le texte, à l’acte d’écrire « écrire » mis en parallèle avec celui de « graver », ऋ.  étant « le son du feu ardent qui brûle toutes les impuretés de l’acte d’écrire et les transforme en cendres »…

Après ce préambule, on est prêt à entrer dans l’ésotérisme. Mais, l’ouvrage comporte une mise en scène aux multiples levers de rideau : suivant le « mot de l’auteur », on découvre une « préface » puis « quelques mots sur la traduction » nous donnant quelques clés sur la langue ourdou si peu connue, (« traduire a été à la fois un plaisir et un défi » explique Rosine-Alice Vuille), enfin une « introduction » par le premier personnage du roman un certain Professeur Walter Schiller du département d’archéologie de l’Université de Syokarig Fort qui relate la découverte d’un manuscrit étonnamment intact dans une fissure de la pierre des ruines de la « Sésameraie aux lézards », vestiges d’un ancien asile d’aliéné englouti depuis deux-cents ans sous un barrage hydro-électrique devenu obsolète en raison des changements climatiques et donc détruit. La découverte, rédigée en une « langue étrange » intrigue suffisamment le professeur pour qu’il expédie le document à l’un de ses amis, spécialiste des langues orientales. Un an plus tard, le texte traduit mécaniquement par d’anciens programmes informatiques miraculeusement préservés, revient à son découvreur qui a « l’audace » de le présenter tel quel aux lecteurs en en soulignant par avance tous les défauts de style et d’orthographe ! Une date est accolée à cette introduction : 1er avril 2211. Projection dans un hypothétique futur ou blague de potache, l’ambiguïté subsiste.

Au titre connu du « Livre des morts » égyptien, répond celui définitif et générique, « Le livre de la mort ». Et en effet, la mort est présente aux côtés du protagoniste, le narrateur à la première personne du journal miraculeusement retrouvé, telle le « compagnon de voyage » des contes. Ici, la mort est symbolisée par le suicide, ombre du locuteur : « le suicide me hante. Il est avec moi depuis toujours. (…) J’aurais dû dire qu’il est né en même temps que moi. Mon alter ego, mon ami originel ». Mis en scène physiquement, doté d’un sourire empli de bonté la plupart du temps, le suicide suit de près le personnage qui ne se sent pas à sa place dans un monde identifié au néant. « On m’a versé sur cette terre comme l’eau d’une cruche en argile terne.  Or, à présent, je me sens de plus en plus bourbeux ». Mettant en doute la réalité du monde, il en souligne la terrifiante vacuité. Lucide quant aux moindres manifestations de son corps et à celles de ce qui l’entoure, le personnage décrit avec précision ce qui lui arrive. Anti-héros, il semble ne pas décider des choses mais les subir dans un monde qui « ramasse sur le sol ses innombrables masques ». 
Il raconte le tambour de sa mère, les violences du père qui éloignent définitivement cette dernière, laissant derrière elle son instrument, raconte ses bêtises d’enfant, les punitions terribles qui lui sont infligées en retour, le mariage imposé par un père qui ne le comprend pas et le voit comme une charge inutile, ses amours extra-conjugales, assez piteuses.

Le rêve et le sommeil occupent une grande place, le récit oscille entre le réel vécu et une réalité fantasmée, ne les départageant pas toujours dans un univers dominé par l’illusion. Il y a une tentation d’ascèse bouddhique dans la progression de la narration et des moments de démesure orgiaque où sa « furie ne connaît pas de bornes ». Dans une crise de folie dionysiaque, il revient « une montagne dans la paume de la main, tapant la terre du pied, tel un nouveau Rostam, un héros pour notre temps ». Sa force alors est aussi celle des mots qui lui arrivent tel « un immense trésor verbeux (jaillissant) comme des flammes de (sa)gorge».

On ne sait si la chronologie est linéaire ou se déploie en efflorescences, on voit le narrateur proie de médecins qui le bourrent de médicaments, puis, dégoûté de lui-même, plonger dans la crasse, se retrouve, après le meurtre rêvé du père, enfermé dans une cage et dans une institution où sont expérimentées sur lui des thérapies comportant des décharges électriques. Lorsqu’il en sort, c’est sous une pluie diluvienne, il « baisse la tête et (s’accroupit) à nouveau dans l’eau boueuse de la fosse ». 
Le livre est d’une densité rare, mettant en scène un « théâtre de l’absurde » qui convoque les références les plus variées : Ionesco et son En attendant Godot, Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double, Brecht et sa notion de l’effet de distanciation, on pourrait même remonter à Kafka ! Mais il y a aussi une manière d’explorer ce qu’est l’être humain et sa relation aux autres et monde, à l’indicible et au sensible, dans sa vaine quête de sens. Le dépouillement de tout, même de l’esprit, ne mène pas forcément à l’illumination ! D’ailleurs, Dieu se servirait-il de « la plume du Diable » ? Qu’est-ce qu’écrire alors ?
Quoi qu’il en soit, le texte dense laisse sourdre une puissante poésie, traduisant par des images concrètes les notions abstraites et pourtant le narrateur semble se défier de la matérialisation des choses qui, inévitablement, les corrode. Entre la boue et le souffle, à l’ombre d’un banyan, se crée le livre…