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Jacinta Kerketta Angor

Traduit de l’hindi par Annie Montaut

Edition bilingue

Bien peu d’auteurs ont donné voix aux Adivasi (« habitants des premiers temps »), ces communautés anciennement désignées sous le terme de tribus qui, à la différence des Dalits (les « Intouchables »), et parce qu’elles vivaient isolées dans des zones montagneuses inaccessibles, ont longtemps échappé à l’exploitation par les autres castes… jusqu’à la colonisation britannique et le développement des routes.

Expulsées de leur habitat convoité pour ses richesses forestières et minières, ces communautés ont pourtant été progressivement réduites à un statut dramatiquement marginal, accentué par la modernisation de l’Inde et plus encore par la globalisation. Les Adivasi ont ainsi rejoint le sous-prolétariat urbain, perdant peu à peu leur langue, leur culture et leurs traditions, condamnées à la misère, aux discriminations, à la mise au ban.

C’est leur souffrance, leur couleur, mais aussi leur courage que Jacinta Kerketta, jeune poétesse et journalise du Jharkhand (nouvel Etat créé en 2000 sur le territoire de l’ex-Bihar et signifiant littéralement « terre des forêts »), exprime avec force et beauté dans le recueil Angor.

Dans ses travaux de reporter comme dans sa poésie, Jacinta Kerketta n’a en effet de cesse de porter la voix des Adivasi, de retracer leur parcours et leurs combats, et de rendre un vibrant hommage à leur culture qui se trouve être celle du lien unissant la terre et l’homme, où toute vie animale, végétale ou minérale mérite le respect et l’amour. Au-delà du témoignage, elle nous livre ainsi une réflexion poétique de première importance à l’heure de l’urgence écologique.

Extrait :

Je me bats depuis des siècles.
Les gens n’y voient qu’un combat
Ils ne voient pas
La souffrance qui me tourmente depuis des siècles
La blessure qui saigne depuis des siècles
Ils ne voient pas
Les marques imprimées sur mon corps
Des griffes empoisonnées
Laissées par les pilleurs étrangers
Qui exploitent mon pays
Depuis des siècles.
La seule chose qu’ils voient
C’est ma terre, mes forêts

Et

Les armes dans ma main.

 

 

  • Domaine Hindi
  • ISBN 979-10-96596-11-9
  • Dimensions du livre 15.2 x 19.8 cm
  • Nombre de pages 165 pages
  • Prix 15.00 
  • Date de parution 11/03/20
Auteur

Jacinta Kerketta

Jacinta Kerketta est une jeune poétesse, également journaliste indépendante, originaire de la communauté des Oraons de Khudposh, dans le district de Singhbum ouest (État du Jharkhand, faisant partie du Bihar à l’époque de sa naissance, en (...)
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Sur le net

REVUE EUROPE

juin/juil./août 2020

 

Jacinta Kerketta, « Angor », Éditions Banyan, édition bilingue, traduction du hindi par Annie Montaut, 2020, 15 €, 165 pages

« Mouton à volonté », telle est la devise du loup qui vêtu d’une peau de laine itou, sut convaincre un peuple d’innocents de le porter aux nues tel un nouveau messie, « Un brin d’herbe à la bouche/ Les yeux pleins d’innocence / Il leur parla des droits du mouton/ Et les moutons le crurent. »

« Angor » de colère voit rouge : rouge est le poinçon d’adversité de Mars dans le ciel en miroir des peuples ; rouge est le champ de bataille des mariages et des naissances ; rouge est la providence, la provision de peines, l’empreinte de la déesse Kali sur les destins, la braise au fond du cœur qui offre tour à tour l’obstacle, l’obscurité et la lumière, l’élan au couteau et la larme à l’œil.

« Le cadavre du jour sur le dos », la figure maternelle ouvre le feu, offrant son fagot à la braise dans le couchant, la poésie est une arme douce trempée dans l’acide au service des démunis et une inlassable lanceuse d’alerte qui féconde le sens pour les siècles des siècles comme une tache de sang au fond de la voix, naît, mature, pénètre, et ouvre en terre la voie à une vérité indélébile.

De la servitude à la liberté, de la direction à la dimension comme assomption, du « grand marché des misères » aux constellations, au ras de la terre s’ancre la profondeur, au pied de tous les calvaires le lotus est dans la boue incarnât de ciel, l’arbre rend compte du sacrifice, la lune en silence s’insurge et la rivière pointe le dictateur, « J’implore la terre/ De me donner un peu de rudesse/ Et j’attends le coeur tendu sur/ La friction des silex/ Je veux juste une poignée/ De braises ardentes. »

Jacinta Kerketta est née en 1985 dans la communauté des Adivasis du Jharkhand au nord-est de l’Inde, elle a la couleur de peau des opprimés et la soif de justice des ethnies laissées pour compte victimes au nom du Progrès de décennies de spoliations. L’adversité dans laquelle elle a grandi la propulse dans une vocation de journaliste militante. Sa poésie est imprégnée des enquêtes journalistiques qu’elle mène sur le terrain et reflète l’ardeur qu’elle met à défendre la nature, les traditions et le droit humain contre la convoitise des multinationales minières.

Dans ce contexte l’auteure enfourche la poésie avec une volonté farouche, comme qui se jette à cœur ouvert en capitales dans les flammes à l’instar des grands initiés de l’Histoire que la menace d’un quelconque bûcher ne saurait arrêter. Elle incarne en poésie l’urgence des missionnés au service du bien et du mal dont le rouge est la couleur complémentaire, y cherche le salut et porte l’action en sainteté.

Écrit un poignard dans le dos à l’encre khôl et au sindûr*, ce corpus de poèmes titrés comme naguère en autant de nostalgies, témoigne d’un amour authentique pour la terre et d’un corps à corps sans merci avec la réalité. Le poème est ici tour à tour observatoire, recours, terre promise, échelle de vérité, bâton d’espérance du pauvre pas à pas, exorcisme d’une impossible réconciliation.

L’auteure nous offre le mal et son remède, la vérité, dans un ordre qui fait voler la loi du silence en éclats ; la lecture peut à volonté s’entamer, s’interrompre et se poursuivre au hasard des pages sans nuire à l’ensemble qui est vision et dans lequel chaque poème tient lieu à la fois de pièce à conviction et de coup d’épingle dans un abcès ; motrice est la colère qui démine la terre souillée de ses ancêtres et lève le voile sur les causes et les effets ; joug est rage, famine est impuissance, dans ‘angor’ s’entend ce qui dure, s’endure et s’indure à la confluence et au mépris de tous les règnes au nom du profit : quand les hommes « se préparent à enterrer/ Leur colère », Jacinta Kerketta l’exhume.

« Il arrive parfois/ Que j’écrive un poème/ Et sans savoir pourquoi/ J’ai les larmes aux yeux. » ; j’ai longtemps rêvé le mot qui circonscrirait ce décalage à l’œuvre dans la poésie indienne, sa singularité, son ‘comment dire’ ; dans l’ordre d’une critique contrastée ce mot serait composé de deux rimes positives, sincérité et sentimentalité, virginales excessives, soit une innocence de l’ordre du cri du cœur, quand bien même à en croire l’auteure, « Un abîme s’est creusé à l’infini/ Entre l’homme et le sentiment./ Ses émotions se sont enfuies/ Ne restent que les mots de l’émotion, vides. », la Nature et la Femme, en Inde, fédèrent et perpétuent le sentiment, de la dimension politique à la dimension poétique l’écriture comme exutoire le canalise et la Nature le reflète.

Le message politique (« Le fond noirci de la cocotte vide ») prenant le pas sur la forme, quelque chose cependant dans le passage aléatoire du hindi à la langue française semble vouloir résister à la traduction ou, d’une culture l’autre, à la poésie telle que pratiquée en Occident, tant s’y opposent la raison politique (le pot de fer) et le motif poétique (le pot de terre), l’objectivité aveugle et la subjectivité sensible, la tension médiatique et la tension phréatique : c’est sur cette tension vouée à l’extrême et un trop-plein émotionnel que se bâtit l’art brut de la poéthiquede Jacinta Kerketta dont la vocation manifeste reste l’écriture journalistique et la défense des droits de l’homme.

S’ensuivent les « formes errantes dans le déluge » d’un lamento ravalant ses larmes : grâce au poème, en soi les barrages cèdent, la pousse de millet repousse l’ennemi, le cœur déborde, le livre, ancré de bon droit sur sa tige en ses racines ancestrales, est l’épicentre d’un rapport de forces et le manifeste des causes perdues comme des idéaux.

« Fouet du souvenir/ Une voix résonne/ Témoin à la barre du temps/ Preuve vivante attendant aux confins de la mort/ Jusqu’à son dernier souffle/ Qu’un bruit de pas/ Annonce la justice. », le dire est ici la caisse de résonance d’un souffrir et le débord d’un long silence.

 

Carole Darricarrère, 6 mars 2020

 

* Le sindûr est une poudre de vermillon avec laquelle les femmes mariées ornent en Inde la raie de leurs cheveux et peignent sur leur front la pastille rouge appelée bindi.